Chapitre V
Dans les jours qui suivirent, les enfants Baudelaire en eurent gros sur le cœur ou plutôt sur l’estomac, un peu comme quand on a avalé quelque chose qu’on n’aurait pas dû.
Dans le cas de Prunille, rien d’étonnant : elle avait bel et bien avalé le noyau de la pêche qu’avait donnée Charles. En principe, comme chacun sait, on n’est pas censé avaler le noyau. Mais Prunille avait si faim, et elle aimait tant les choses dures ! Bref, le noyau s’était retrouvé au creux de son petit estomac, en compagnie des parties du fruit que vous et moi aurions jugées seules comestibles.
Mais cette sensation d’en avoir gros sur la patate (et ici patate désigne à la fois le cœur, l’estomac, les sentiments, un peu tout ce qui se loge en nous), cette sensation provenait bien moins de la pêche que de l’impression que tout allait mal, mal, mal et de mal en pis. Les trois enfants étaient convaincus que le comte Olaf rôdait alentour, tel le prédateur attendant son heure pour bondir.
En conséquence, tous les matins, quand MacFool réveillait le dortoir à grands coups de casseroles, les enfants vérifiaient longuement qu’il ne s’était pas changé en comte Olaf au cours de la nuit. Après tout, le comte pouvait fort bien s’affubler d’une perruque et d’un masque pour venir les extirper de leur couchette, c’était tout à fait son style.
Mais le contremaître avait toujours les mêmes yeux de poisson bouilli, rien à voir avec les petits yeux luisants du comte. Et, sous son masque, il avait la voix rauque, rien à voir avec celle du comte, doucereuse et féroce.
Ensuite, en traversant la cour pour gagner le hangar aux machines, les enfants surveillaient leurs collègues. Après tout, le comte pouvait fort bien se déguiser en ouvrier et se jeter sur eux quand les autres auraient le dos tourné – ça aussi, c’était tout à fait son style. Mais malgré leurs mines rechignées, las qu’ils étaient, et découragés, aucun des ouvriers n’avait l’air sournois ni cruel ni cupide. D’ailleurs, aucun n’avait les manières repoussantes du comte.
Après quoi, tout en s’éreintant (ce qui signifie se briser les reins, même quand on en a seulement l’impression), les trois enfants lorgnaient les machines d’un œil soupçonneux. Et si le comte Olaf se servait d’un de ces monstres pour tenter quelque coup de force ? Mais, là encore, il ne se passait rien.
Au bout de trois jours d’écorçage intensif, les limes furent remisées dans un coin et la pinceuse géante dans un autre. À ce stade, les ouvriers déplaçaient eux-mêmes les troncs écorcés pour les offrir aux dents de la scie qui les débitait en planches plates. Les enfants ne tardèrent pas à avoir les bras moulus et les mains criblées d’échardes à force de manier ces troncs. Mais le comte Olaf n’en profita pas pour les capturer comme trois oisillons sans défense.
Quand le tas de planches menaça de s’écrouler, MacFool envoya Phil aux commandes de la ficeleuse. L’engin enserrait de ficelle un lot de planches et les ouvriers achevaient le travail en faisant des nœuds très savants. Les enfants eurent bientôt si mal aux doigts, à force de serrer les nœuds, qu’ils avaient peine à tenir les bons de réduction distribués chaque soir. Mais le comte Olaf n’en profita pas pour leur sauter dessus. Les jours s’égrenaient, détestables, mais malgré leur conviction que le comte Olaf rôdait, les enfants ne voyaient rien venir.
C’était à n’y rien comprendre.
— C’est à n’y rien comprendre, dit Violette un jour, à l’heure de la pause chewing-gum. Toujours pas trace du comte Olaf.
— Pas trace, pas trace, façon de parler ! dit Klaus en se massant le pouce droit (celui qui souffrait le plus). La maison au bas de la rue est la copie conforme de son tatouage, sans parler de la jaquette de ce gros bouquin, à la bibliothèque. Mais lui, bien d’accord, c’est l’homme invisible.
— Iroun, fit Prunille, pensive, ce qui signifiait, en gros : « C’est à n’y rien comprendre. »
— J’y pense ! s’écria Violette avec une pichenette (et une grimace, parce que ça faisait mal). Et si M. le Directeur était le comte Olaf déguisé ? Lui aussi, c’est l’homme invisible ! Le comte pourrait très bien s’habiller en complet-veston et fumer le cigare pour brouiller les pistes.
— J’y ai pensé, dit Klaus. Mais M. le Directeur est deux fois plus petit que lui, et à peine plus large. Difficile de se déguiser en quelqu’un de deux fois plus petit que soi.
— Tchourk, ajouta Prunille, autrement dit : « Et sa voix n’est pas du tout celle du comte Olaf. »
— Exact, reconnut Violette.
Et elle tendit à Prunille un petit morceau de bois lisse ramassé spécialement pour elle. À la place du chewing-gum, ses aînés donnaient à Prunille des bouts de bois à mâchonner. Elle ne les mangeait pas, bien sûr, mais les rongeait avec ardeur comme elle l’aurait fait d’une carotte ou d’un bout de mimolette extra-vieille, toutes choses dont elle raffolait.
— C’est peut-être bêtement qu’il ignore où on est, reprit Klaus. Après tout, La Falotte est un sacré trou perdu. Si ça se trouve, il va nous chercher pendant des années.
— Pelti, objecta Prunille, ce qui signifiait, en gros : « Mais ça n’explique pas la maison en forme d’œil, ni la jaquette du livre. »
— Tout ça n’est peut-être qu’une coïncidence, suggéra Violette. À force de penser au comte Olaf, on finit par le voir partout. Peut-être qu’il ne mettra jamais les pieds ici. Peut-être qu’on est vraiment en sûreté.
— À la bonne heure ! se réjouit Phil, assis par terre auprès d’eux, comme tous les midis. Voilà comment il faut prendre les choses. Toujours voir le bon côté. Je sais bien, y a sûrement plus gai que la maison Fleurbon-Laubaine, mais au moins cet Olaf dont vous parlez tout le temps n’a pas encore pointé le bout du nez. Peut-être que vous venez d’entrer dans une grande période de chance et de bonheur.
— J’admire votre optimisme, dit Klaus avec chaleur.
— Moi aussi, dit Violette.
— Tempa, renchérit Prunille.
— À la bonne heure ! répéta Phil, et il se leva pour se dégourdir les jambes.
Les enfants échangèrent des regards dubitatifs (autrement dit, « pleins de doute et de perplexité », mais dubitatif a le mérite de le dire en un seul mot). Certes, le comte Olaf n’avait pas pointé le bout de son nez, pas encore. Mais la chance et le bonheur ne pointaient guère le leur non plus ! Chaque matin, le réveil se faisait au tintamarre des casseroles et la journée se déroulait sous les aboiements de MacFool. Pour tout repas de midi, du chewing-gum – ou, dans le cas de Prunille, de la mimolette imaginaire. Et le pire était la fatigue, qui vous vidait de toute énergie, de toute envie de faire autre chose. Violette avait beau passer ses journées auprès de machines fascinantes, pas une idée d’invention ne lui était venue depuis longtemps. Klaus avait beau être autorisé à visiter la bibliothèque à loisir – ou plutôt dans ses moments de loisir –, il n’avait pas ouvert l’un des trois livres qui dormaient là. Et Prunille avait beau vivre entourée d’objets durs à souhait, c’est à peine si elle y plantait les dents de loin en loin. Tous trois auraient donné cher pour se retrouver chez l’oncle Monty, au milieu de ses reptiles. Ils auraient donné cher (un peu moins) pour se retrouver chez tante Agrippine, dans sa maison perchée au-dessus du lac Chaudelarmes. Mais surtout ils auraient donné cher (et là, très très cher) pour se retrouver chez leurs parents – ce qui était leur vraie place, après tout.
— Allons, soupira Violette après un silence. Trimer ici n’a rien de folichon, mais il n’y en a jamais que pour quatre ans, même pas. Après ça, je serai majeure, nous pourrons entamer un peu la fortune Baudelaire. Moi, ce que j’aimerais, c’est me faire bâtir un atelier d’inventrice, peut-être au-dessus du lac Chaudelarmes, là où habitait tante Agrippine. En souvenir d’elle.
— Et moi, dit Klaus, j’aimerais créer une bibliothèque, une bibliothèque ouverte à tous. En tout cas, dès que je pourrai, je rachèterai la collection de serpents de l’oncle Monty et je veillerai sur eux.
— Dole ! assura Prunille, ce qui signifiait clairement : « Et moi, je me ferai bâtir un cabinet de dentiste ! »
— Dole ? fit une voix. Bigre ! Ça veut dire quoi ?
Les enfants levèrent les yeux. Charles venait d’entrer dans la salle des machines. Avec un grand sourire, il tira quelque chose de sa poche.
— Ah tiens bonjour, Charles, dit Violette. Bien contente de vous voir. Qu’avez-vous fait de beau, tous ces jours ?
— Moi ? Repassé les chemises de M. le Directeur. Il en a des tas, et jamais le temps de les repasser lui-même. Je voulais venir vous voir, mais ce repassage m’a accaparé. Tenez, je vous ai apporté un peu de bœuf séché. Pas des tonnes, parce que M. le Directeur l’aurait remarqué, mais enfin voilà. Vous aimez ça, au moins ?
— On aime tout, répondit Klaus. Merci mille fois. Oh ! Et il est en lanières, on va pouvoir en donner aux autres.
— Si vous voulez, dit Charles. Mais la semaine dernière ils ont eu des coupons de 30 % de réduction sur le bœuf séché Bufflo, ils ont dû en acheter pas mal.
— Possible, dit Violette qui savait fort bien qu’aucun des ouvriers, faute de sous, ne pouvait s’offrir de bœuf séché, Bufflo ou autre. Euh, Charles, s’il vous plaît, je voulais vous poser une question. C’est à propos d’un des livres de la bibliothèque – vous savez, celui qui a un œil sur la jaquette ? D’où…
Une cacophonie de ferraille couvrit la voix de Violette.
— Fin de la pause ! hurlait MacFool. Au boulot et que ça saute ! D’ici ce soir, faut que toutes ces planches soient empaquetées, alors pas de bavardages !
— J’ai juste une petite chose à dire à ces enfants, Mr MacFool, plaida Charles. On peut bien prolonger la pause de deux minutes ?
— Pas question ! rugit MacFool, fonçant vers Charles et les enfants. Je tiens mes ordres de M. le Directeur, moi, et j’entends les faire respecter. Si vous y tenez, allez vous-même demander à M. le…
— Euh, non, bredouilla Charles en reculant d’un pas. Ce ne… Ce n’est pas si important.
— Parfait. Alors au boulot, les nains ! La pause est terminée.
Les enfants se levèrent sans mot dire. Ils avaient renoncé à convaincre MacFool qu’ils n’étaient pas des nains. D’un geste, ils prirent congé de Charles, puis ils se dirigèrent vers le chantier, le contremaître sur leurs talons.
C’est alors que l’un des enfants fut victime d’une méchante farce, un vilain tour dont j’espère que personne ne vous l’a jamais joué. Moi, on me l’a joué un jour, alors que je transportais précieusement la boule de cristal d’une voyante (qui ne me l’a jamais pardonné). Ce vilain tour s’appelle croc-en-jambe – ou croche-pied, ou croche-patte, au choix. Sous ces trois noms, le résultat est le même : vous vous étalez, le nez en avant. C’est un tour malveillant, facile à réussir, et je suis au regret de dire que MacFool crut bon de le jouer à Klaus. Le malheureux s’étala comme une crêpe, ses lunettes sautèrent de son nez et s’en furent valser dans les airs.
— Hé ! protesta Klaus. Vous m’avez fait un croche-pied !
Le plus exaspérant, avec un croc-en-jambe, c’est que la personne qui vous l’a fait prend d’ordinaire un air innocent.
— Qui, moi ? protesta MacFool, prenant un air innocent.
Klaus était trop furieux pour discuter. Il se releva tandis que Violette allait ramasser ses lunettes. Très vite elle comprit que l’affaire était grave.
— Froutup, constata Prunille, et elle disait vrai.
Dans leur atterrissage brutal, les lunettes avaient durement souffert. Violette les ramassa délicatement, mais elles ressemblaient beaucoup à une sculpture ultramoderne signée de l’une de mes amies, voilà des années. Cette sculpture était intitulée Tordu, fêlé, fichu. Aucune idée de ce qu’elle est devenue, quand j’y pense.
— Les lunettes de mon frère ! se lamenta Violette. Les voilà tordues ! Fêlées ! Fichues ! Lui qui est pire qu’une taupe, sans lunettes !
— Pas de chance, grogna MacFool avec un haussement d’épaules. Mais que veux-tu que la bonne y fasse ?
— Ne dites pas n’importe quoi, intervint Charles. Il lui en faut des neuves. Même un enfant le verrait.
— Sauf moi, dit Klaus. Sans mes lunettes, je n’y vois rien de rien.
— Accroche-toi à mon bras, décida Charles. Tu ne vas pas travailler ici sans voir ce que tu fais, pas question ! Je t’emmène chez l’ophtalmo, tout droit !
— Oh ! merci, dit Violette soulagée.
— Il y a un ophtalmo pas loin ? s’étonna Klaus.
— Absolument, répondit Charles. Et même tout près d’ici. Le Dr Orwell. L’auteur de ce livre dont vous parliez, justement. Son cabinet est à trois pas, un peu plus bas dans la rue. Vous l’avez sûrement remarqué : un bâtiment en forme d’œil. Viens, Klaus.
Violette eut un haut-le-cœur.
— Oh non, Charles, s’il vous plaît ! Pas là-bas ! Ne l’emmenez pas là-bas !
Au même instant, Phil relança le moteur de la ficeleuse.
— Pardon ? cria Charles, une main à son oreille. Pardon ? Je n’ai pas entendu.
Mais la machine, en rugissant, débobinait sa ficelle. Chacun reprenait son poste.
— S’il vous plaît, essaya de protester Klaus, cette maison en forme d’œil, on dirait la marque du comte Olaf !
Mais MacFool jouait des cymbales, la ficeleuse mugissait, et Charles fit signe qu’il n’entendait rien.
— Yourkar ! s’égosilla Prunille.
Mais Charles, d’un pas résolu, entraînait Klaus hors du hangar.
Violette et Prunille restèrent clouées sur place.
La ficeleuse ronflait, MacFool faisait sonner ses casseroles, mais un tumulte encore plus violent achevait d’assourdir les deux sœurs.
Ce qui cognait à leurs oreilles, tandis que Charles emmenait leur frère, c’était le galop fou des battements de leur cœur.